samedi 28 avril 2018

JUDAS ISCARIOTE, EXUTOIRE DE L'ANTISEMITISME CHRETIEN (étude théologique)


Le personnage de Judas Iscariote[1], exutoire de l’antisémitisme chrétien.

 

Un problème se pose, lorsqu’on réfléchit sur la place que tiennent les Juifs et l’antijudaïsme dans le Second Testament, c’est le personnage de Judas Iscariote. Incarnant le rôle du traître, il prit une importance considérable dans la légende populaire chrétienne. Sa traîtrise supplanta, dans la mémoire collective, le reniement de Simon-Pierre et l’abandon de l’ensemble des disciples. Et très rapidement Judas devint la figure abhorrée du Juif dans l’imaginaire chrétien.

a) La trahison de Judas, un problème pour le Christianisme.


 Maurice GOGUEL pense que « la trahison a posé devant la pensée chrétienne un problème qui l’a fort troublée. Comment en effet concilier la prescience attribuée à Jésus avec le fait qu’il a admis dans son intimité un homme qui devait le trahir ? L’histoire de Judas a été, pour le Christianisme primitif, le scandale des scandales. On n'a pu la raconter que parce qu’il y avait des raisons très solides de la tenir pour vraie. » (« La vie de Jésus », p. 482). En effet, contrairement à Pierre, auquel Jésus annonce le reniement (Mat. 26/34, 75 ; Mc 14/30), Judas semble échapper à la clairvoyance de Jésus, mis à part peut-être Jean 6/70 : « N’est-ce pas moi qui vous aie choisis, vous les Douze ? Et cependant l’un de vous est un diable. »

Et GOGUEL de conclure : « Quant à l’explication psychologique du fait, le peu que nous savons ne permet pas de la tenter. Celle que donnent ou qu’indiquent les Evangiles : Judas a trahi par intérêt, n’est guère plausible. Si Judas avait été foncièrement avare et intéressé, aurait-il accepté de suivre Jésus ? On a pensé qu’il avait été déçu dans ses espérances en voyant Jésus refuser d’entrer dans la voie du messianisme politique. On pourrait supposer qu’il a voulu acculer Jésus à la nécessité d’un miracle éclatant. Ce ne sont là que des conjectures insuffisamment fondées pour qu’on puisse s’y arrêter. » (Op. cit., p. 482-483). 

b) Le nom de Judas ; son exploitation antisémite. Réponse de l’historien juif D. FLUSSER.


Si l’historicité de la trahison de Jésus par l’un (ou plusieurs) de ses disciples ne semble faire aucun doute (GOGUEL) – bien que les Evangiles et Actes 1/16, 25 soient les seuls à nous en faire part -, le fait d’y lier ’Ioudas, forme grécisée de l’hébreu Yehouda peut sembler problématique, voire douteuse pour certains : une relation, des plus artificielles, Judas-Juda-Judée-Juif a été rapidement faite par l’Eglise. Le Juif a été assimilé à la perfidie, à la corruption et à la traîtrise de ce qu’on considéra, dans la Chrétienté, comme son « modèle », Judas, et ces fantasmes ont eu (et ont toujours dans certains milieux) la vie dure.

En 1907, le Marquis de LA TOUR DU PIN LA CHARCE écrit dans son ouvrage « Vers un Ordre social chrétien », dont la 6ème édition paraîtra en 1942 : « Depuis quelques mois l’étourdissement factice du mouvement qu’on se donne dans le vide est vaincu par plus étourdissant encore : un trouble subit dans la vie de la nation française, tel qu’elle paraît en péril, et au moment même, dans la pénombre, une trace de l’effort persévérant d’une autre nation, la nation juive, pour se reconstituer : au premier plan l’affaire Dreyfus ; à l’arrière-plan le congrès du Sionisme, et le rapprochement fortuit, ou plutôt providentiel, de ces deux faits, rendant facile à toucher ce qu’on n’apercevait pas assez jusqu’ici, à savoir que les Juifs sont une nation.
Ce qu’est au juste cette nation au regard des nations chrétiennes, en principe comme en fait, cela forme la trame de la question juive, dont la solution résiderait dans un modus vivendi à déterminer entre ces fractions irréductibles de l’humanité. Modus vivendi facile à établir sans violence, sans lésion d’aucun droit naturel ni acquis, mais en ne perdant jamais de vue que nous sommes un royaume du Christ et que si la nation déicide s’en approche, ce ne peut être jamais que pour lui donner le baiser de Judas. » (Cité par F. LOVSKY : « L’antisémitisme chrétien », p. 288).

Le théologien catholique B. BARTMANN fait le rapprochement entre Judas et les Juifs comme étant « réprouvés » par Dieu, ou tout au moins dont l’élection est sujette à caution ; il écrit en 1941 : « l’Ecriture ne parle que de Judas comme d’un réprouvé (Jean 17/12 ; Mat. 26/24 ; Actes 1/25). Au sujet du nombre des réprouvés ou du nombre des diables, on ne peut rien dire ni présumer, parce que la Révélation garde le silence à ce sujet ; or, il n’y a pas d’autre source de renseignement. La phrase « beaucoup d’appelés et peu d’élus » rend, il est vrai, un son absolu ; mais, d’après le contexte, elle est relative et se rapporte aux Juifs. » (« Précis de théologie dogmatique » ; 4ème édit., Salvator, 1941, II, 524. ; cité par F. LOVSKY, en « L’antisémitisme chrétien », p. 110).

Or les prénoms de Yehouda (Juda) ou Shimon (Simon) ou encore Yehoshoua’h (Josué, Jésus) étaient assez couramment adoptés au temps de Jésus. L’historien juif, David FLUSSER, n’accuse, d’ailleurs, à aucun moment les évangiles d’avoir exploité le nom de Judas pour l’assimiler au traître Juif. Au contraire il estime que cette trahison d’un Juif (Jésus) par un autre Juif (Judas) aurait bien pu être vengé par des coreligionnaires :

« Que la catastrophe (de sa condamnation et de sa mort) fût inéluctable, Jésus ne l’a pas caché à ses disciples. Il savait qu’ils seraient scandalisés et chancelleraient (Marc 14/27). A Pierre il dit que le coq ne chanterait pas ce jour-là que par trois fois il ne l’ait renié (Luc 22/34), ce qui arriva en effet. C’est aussi pendant cette cène festive célébrée à l’ombre de la mort qu’il déclara : ’’Voici que la main de celui qui me livre est sur la table’’ (Luc 22/21). Jésus a-t-il prévu qui le trahirait ? Bien avant ce repas, probablement après l’affrontement entre Jésus et les Sadducéens, dans le Temple, Judas Iscariote, l’un des douze, était allé voir les prêtres pour leur livrer Jésus. Ils ‘’lui remirent de l’argent’’ (Marc 14/10-11). Nous ignorons les causes de cette démarche et les récits concernant la fin de Judas sont contradictoires. Il aura sans doute préféré disparaître après sa trahison, car il y avait suffisamment assez de gens capables de venger le sang d’un Juif qu’il avait livré lui-même aux Romains. » (« Jésus », p. 125).

c) Des fables sur Judas à l’antisémitisme.


Le personnage de Judas est, comme le dit M. GOGUEL, des plus troublants pour l’imaginaire chrétien. Non parce qu’il est la figure emblématique du traître - on peut parler aussi de trahison lorsque Pierre renie Jésus et que les autres disciples l’abandonnent –, mais parce qu’il remet en question la divinité même de Jésus : quel est ce fils de Dieu incapable de discernement lorsqu’il choisit un disciple qui, un jour, pouvait le trahir ? L’une des réponses les plus originales à cette question peut être trouvée dans un évangile apocryphe du 2ème siècle, l’Evangile de Judas, qui fait de la trahison de Judas le sommet de l’illumination, car elle libère la divinité de Jésus du poids du corps. En effet, Jésus dit à Judas, qu’il a pris à part pour lui révéler les enseignements les plus cachés : « Tu domineras sur tous les autres car tu sacrifieras la forme humaine qui me sert de vêtement. ». Le prix à payer pour cette illumination de Judas permettant de dominer sur les autres disciples ? La malédiction séculaire des Chrétiens qui pèsera sur lui. Mais un jour, peut-être, ces pauvres Chrétiens particulièrement bouchés comprendront-ils… Cet « arrangement » entre Jésus et Judas fut maintes fois repris sous diverses formes au cours des siècles (et jusqu’à nos jours) : il avait (et a) l’avantage de ne pas remettre en question l’omniscience divine de Jésus, fils de Dieu. Nous sommes ici en plein fantasme.

Toutefois un regard un peu critique sur les évangiles reçus par notre Second Testament - qui prend en compte les multiples remaniements par lesquels on fit passer les Ecritures du 3ème siècle au 16ème siècle [2] – nous oblige à envisager les différentes phases de l’antisémitisme qui s’insinua dans la théologie, la philosophie et la politique, lesquelles façonnèrent la société chrétienne (appelée aussi « chrétienté »). J’estime, sans aucun doute, que cet antisémitisme – qu’on peut nommer de manière plus précautionneuse antijudaïsme - fut un élément moteur désastreux qui baigna cette chrétienté. La justification de l’antisémitisme chrétien trouve d’ailleurs sa source dans un ajout tardif que je pense trouver dans la 1ère épître aux Thessaloniciens.

 Si toute idéologie se définit toujours par rapport à un adversaire, qu’il soit spirituel ou physique, Judas réunit spirituellement et physiquement cet ennemi. Il est l’incarnation de Satan qui est y entré et fait de lui la figure mythique du traître Juif. Souvenons-nous qu’il y a un peu plus de 110 ans, Dreyfus fut accusé, dans une atmosphère antisémite efficacement manipulée par l’extrême droite, d’être le Judas, le traître, l’ennemi d’une société française, « fille aînée de l’Eglise », humiliée par la défaite de la guerre de 1870 et en quête de revanche. Je pense que la figure odieuse du traître fut « retravaillée » par ajouts successifs au cours des nombreux remaniements scripturaires pour aboutir à celle du « Juif perfide » dénoncé dans la liturgie ecclésiale du Vendredi saint. Pour ma part, j’estime que la trahison de Judas, vaut le reniement de Pierre et l’abandon des disciples. Trahison, reniement, abandon soulignent essentiellement la perte de confiance en une idée en vogue à l’époque : celle du Messie glorieux qui rétablirait le royaume d’Israël (voir Actes 1/6). Jésus n’offrira à des disciples « révolutionnaires » que la figure du Messie humble, enfant de paix et serviteur souffrant (interprétation d'Esaïe par l'Eglise). Peut-être pouvons-nous comprendre que les seuls disciples qui l’entourèrent et le suivirent du début de son ministère au supplice de la croix furent les femmes [3].

Pour ma part, je pense que le personnage de Judas - tout comme le nombre de "douze" apôtres proches de Jésus comme pendant du nombre de "douze" tribus d'Israël - est une création légendaire propre à certains cercles chrétiens du 3ème siècle. Il est d'ailleurs intéressant de constater que le nom de Judas, apôtre, est le seul nom qui soit celui d'une des douze tribus d'Israël. Ajoutons que Judas est fils de Simon d'après Jean (6/71) - Simon ou Siméon étant une autre des douze tribus d'Israël. Celui qui porte ce nom de Simon ou Siméon (fils de Jonas) est celui qui reniera Jésus ; mais il se fera très vite appeler Pierre. Un autre Simon dit le Zélote ou encore le Cananite fait partie des Douze. Quant au paiement en pièces d'argent de la trahison de Judas et son suicide, ils peuvent être considérés comme légendaires. Le remplacement de Judas par un douzième apôtre, d'après Actes 1/23-26, ne manque pas de sel : "On en présenta deux, Joseph (nom d'une tribu d'Israël) appelé Barsabbas, surnommé Justus, et Matthias. (...) On les tira au sort et le sort tomba sur Matthias qui fut dès lors adjoint aux onze apôtres."Judas fut vraiment un exutoire de l'antisémitisme chrétien, très certainement dès le début du 2ème siècle. Après la 2ème insurrection juive de Bar Kokhba (132-135), la répression romaine s'abat sur l'ensemble des Juifs du Bassin méditerranéen. Les Chrétiens tentent de se différencier d'un monde religieux qui leur semble de plus en plus étranger. Il ne serait pas étonnant que les écrits néo-testamentaires fassent état d'ajouts antijudaïques peu nuancés dès cette époque.




[1] Le nom de « Judas » (en grec : ’Ioudas) revient 45 fois dans le Second Testament. Employé 23 fois, en dehors de la précision d’Iscariote, il désigne le 1) fils du patriarche Jacob (10 fois, en Mat. 1/2, 3 ; 2/6 x 2 ; Lc 1/39 ; 2/33 ; Hb 7/14 ; 8/8 ; Apoc. 5/5 ; 7/5) ; 2) le frère de Jacques (4 fois, en Lc 6/16a ; Jn 14/22 ; Actes 1/13 ; Apoc. 1/1 ici appelé « Jude ») ; 3) Judas Barsabas (3 fois en Actes 15/22, 27, 32) ; 4) l’ancêtre de Jésus (2 fois en Lc 2/26, 30) ; 5) le frère de Jésus (2 fois, en Mat 13/55 ; Mc 6/3) ; 6) Judas le Galiléen (1 fois, en Actes 5/37) ; 7) Judas de Damas (1 fois, en Actes 9/11) ; 8) Judas Iscariote apparaît donc 20 fois et exclusivement dans les Evangiles et en Actes 1/16 : 5 fois en Matthieu (10/4 ; 26/14, 25, 47 ; 27/3), 3 fois en Marc (3/19 ; 14/10, 43), 4 fois chez Luc (6/16 b ; 22/3, 47, 48), 8 fois chez Jean (6/71 ; 12/4 ; 13/2, 26, 29 ; 18/2, 3, 5), et 2 fois dans les Actes (1/16, 25).
Le nom d’Iscariote (en grec : ’Iskariôtès ou ’Iskariôth) - on le rend par « Iscariot », « Iscariote » ou Iscarioth » - est mentionné 11 fois dans les Evangiles : 2 fois chez Matthieu (10/4 ; 26/14), 2 fois chez Marc (3/19 ; 14/10), 2 fois chez Luc (6/16 ; 22/3) et 5 fois chez Jean (6/71 ; 12/4 ; 13/2, 26 ; 14/22). L’origine du mot est incertaine. Dans une note, Maurice GOGUEL propose diverses interprétations : « le sicaire » (l’assassin), ou l’« homme de  Sychar » (le Samaritain), ou l’« homme d’Issachar » en référence au Testament des douze Patriarches (Issachar 1 : « A cause du salaire j’ai été nommé Issachar »). Ou encore Iscariote pourrait être une corruption de ‘Ierichôtês, l’« homme de Jéricho ». Bref aucune explication ne semble satisfaisante. (voir « La vie de Jésus », op. cit., p. 480, note 1).
La TOB estime, quant à elle, que diverses interprétations ont été proposées : « Originaire de Kerioth, bourgade du sud de la Palestine (cf. Jos. 15/25 ; Am. 2/2) ; menteur (d’après une racine araméenne), épithète injurieuse appliquée au traître après coup ; transcription sémitique de sicarius, équivalent latin de zélote (qualificatif de Simon, qui forme paire avec Judas, cf. Mat. 10/4) ; cette dernière interprétation aiderait à comprendre pourquoi Judas trahit Jésus qui refusa l’idéologie zélote (cf. Mat. 17/24-27). » (TOB, p. 2330, note a).
Dans les évangiles, Judas est l’un des Douze (Mat 10/4 ; Mc 3/19 ; Lc 6/16 b ; Jn 6/71 ; voir aussi Actes 1/16, 25). Livrant Jésus par le signe du baiser (Mat. 26/49 ; Mc 14/45 ; Lc 22/47-48) il apparaît comme particulièrement vénal : il trahit pour de l’argent (Mat 26/14 ; Mc 14/10 ; Lc 22/3) et Matthieu, citant Zacharie 11/12, est le seul à nous dire qu’il livre Jésus pour trente pièces d’argent. Pour l’Evangile de Jean, il tient la bourse et il est voleur (Jn 12/4-6 ; 13/29). En outre, l’Evangile de Luc nous dit que « Satan entra en Judas » (Lc 22/3) pour livrer Jésus, et Jean fait dire à Jésus que Judas était un « diable » car il allait le trahir (Jn 6/71), ou que le « diable avait jeté au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, la pensée de le livrer » (Jn 13/2).

[2] Deux moments importants où, au 3ème siècle, on fixe le canon ou règle du « Nouveau » Testament et où, au 16ème siècle, la Réforme réaffirme l’autorité de la seule Ecriture.

[3] Voir Mat. 27/55-56 ; Mc 15/40-41 ; Luc 23/49, 55 et 24/1 à 10 ; voir aussi la particularité de Jn 19/25-27. Nous y revenons plus bas, en XIX, 14 à 18.


J.J. Demouveaux (2014-rect. 2018)

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