Qui était donc
Philon d’Alexandrie ? Nous avons peu de renseignements sur sa vie.
L’historien juif du 1er siècle, Flavius Josèphe, mentionne une
ambassade qu’il aurait menée sous Caligula et le considère comme un homme
extrêmement cultivé et noble. Les écrivains chrétiens des 2ème et 3ème
siècles, Clément d’Alexandrie et Origène (né aussi à Alexandrie) en parlent
avec déférence mais ne nous apprennent rien sur lui.
Jeunesse de Philon.
Notre
connaissance de sa biographie a été possible grâce à des chercheurs qui ont su
retrouver dans ses œuvres des faits que l’on pouvait admettre comme probants.
Philon serait né vers 15 (ou 12 ?) avant Jésus-Christ, d’une famille juive
d’origine sacerdotale qui tient un rang élevé dans la riche société de la
communauté juive d’Alexandrie. Son frère Alexandre Lysimaque, grand financier
fut intendant de la deuxième fille d’Antoine, puis nommé haut fonctionnaire.
Son neveu Tibère Alexandre, fils d’Alexandre Lysimaque, fut procurateur de
Judée et devint ensuite préfet d’Egypte. Mais, entre-temps, il abjura le
Judaïsme.
Philon fut,
dès sa jeunesse, passionné par les études. Il est évident que la culture
grecque le marqua beaucoup : il en admirait la remarquable élévation. Il
s’adonna à la philosophie et acquit une connaissance approfondie de Platon, des
Stoïciens, des Cyniques et des Néo-pythagoriciens d’Egypte. Les sciences
mathématiques firent partie d’une éducation préalable à sa connaissance
philosophique. Puis, selon les principes de la pensée grecque, il étudia la
littérature, le théâtre, la poésie ; il cite Homère, Euripide et Hésiode.
Il étudiera aussi la médecine et aura des relations avec la secte des
Thérapeutes, proche des Esséniens (De
Vita Contemplativa).
Mais cette extraordinaire
culture hellénistique ne sera, pour lui, qu’une introduction à l’étude du
Pentateuque, la Loi de Moïse. Elle lui permettra d’argumenter de manière
redoutable pour expliciter la Loi mosaïque et en affirmer l’universalité,
malgré le milieu païen souvent hostile. Il usera, dans son enseignement, de la
méthode allégorique avec originalité.
Cette méthode
se veut d’échapper aux interprétations littérales et historiques des textes
bibliques pour en proposer une interprétation symbolique, plus proche,
croyait-on, de la vérité révélée. Les penseurs chrétiens de l’école
d’Alexandrie, comme Origène, s’en inspireront. La pensée de Philon s’opposera
fortement à celle de l’école pharisienne de Palestine dont il semble qu’il
existait certains cercles à Alexandrie. On ne sait qui furent ses maîtres grecs
et juifs et s’il étudia exclusivement à Alexandrie, mais il est possible qu’il
complétât son instruction en voyageant en Egypte, peut-être à Athènes ou encore
à Rome où son frère se rendait fréquemment. Il est encore possible qu’avant de
commencer son œuvre, Philon voyageât longuement en Palestine et
particulièrement à Jérusalem. En tout cas certains de ses ouvrages y font
allusion. Y apprit-il l’hébreu ? C’est probable. Mais bien qu’il fût
attiré par une vie mystique faite de méditation, cela ne l’empêcha aucunement
de s’occuper des affaires publiques et, comme nous le verrons, défendre ses
coreligionnaires persécutés.
Début des persécutions des Juifs à Alexandrie.
En 14 après
JC, à la mort d’Auguste, Tibère est empereur et Philon a une trentaine d’années
et a déjà composé une œuvre conséquente. Mais pendant trois ou quatre ans il va
se voir contraint, peut-être à cause de son rang, de s’occuper des affaires
publiques. Le maître alexandrin dira avoir été précipité dans la « grande mer des soucis politiques » par des gens
mal intentionnés, lesquels voulaient l’« arracher aux
jouissances des vérités divines et lui crever les yeux de l’âme ».
Dès 19, Séjan - préfet du prétoire sous Tibère et favori de l’empereur - persécute
les Juifs de Rome et les répercussions de ces persécutions semblent atteindre
l’ensemble de la diaspora juive et, particulièrement, Alexandrie. Philon écrira
alors : « Le peuple juif est conciliant et ami de ses
alliés et des hommes à intentions paisibles ; mais il n’est pas
méprisable, au point de céder par lâcheté à ceux qui commandent des entreprises
injustes. » (De Praemis et Poenis). Il appelle alors le
peuple juif à la fidélité, en affirmant que ces persécutions sont un
avertissement divin face à ses manquements flagrants. Mais il ajoute que ceux
qui sont « les auteurs et qui raillent les gémissements
des Juifs, ne s’aperçoivent pas que cet abaissement est temporaire, et sera
suivi d’un relèvement et d’une nouvelle prospérité. » (De Execrationibus).
En 31, Séjan
est destitué et étranglé par Tibère pour avoir fomenté un complot contre son
protecteur. En 32, Flaccus est nommé préfet d’Egypte et la communauté juive
semble vivre en paix pendant 5 ans. En 37, Caligula accède au pouvoir et, dit
Philon : « Après quelques temps de bonheur, il
voulut se faire Dieu. » (De legatio ad Gaium). On érigea sa statue
dans la plupart des temples et lieux cultuels païens de l’empire. Les Juifs de
Palestine et de la Diaspora, pensant que le tour du Temple et des synagogues
viendrait, s’en émurent et s’opposèrent aux prétentions de Caligula.
Puis, dès 38,
les choses se gâtent à Alexandrie. Des troubles sont fomentés par des
agitateurs antisémites, très certainement en relation avec la représentation
égyptienne en cour auprès de Caligula. A la tête de ces troubles on retrouve un
dénommé Apion, contre lequel Flavius Josèphe rédigera un traité. Ces troubles
sont attisés dans les lieux originels de prédilection, tels les théâtres et les
gymnases. Le roi juif Agrippa 1
er, en visite à Alexandrie, est
insulté par la foule et des acteurs plus que douteux le singent
(In Flaccum).
Philon nous apprend à quelle explosion de haine les Juifs d’Alexandrie doivent,
en ce temps, faire face : pillage de leurs maisons, constitution d’un
ghetto dans lequel ils doivent être rapidement enfermés
,
destruction des synagogues ou érection à l’intérieur des statues de l’empereur.
Flaccus Avilus, le préfet d’Egypte, laisse faire, ayant senti le vent tourner
avec l’arrivée au pouvoir de Caligula.
« Lorsqu’un chef, dira Philon
, cesse de pouvoir commander, nécessairement ses sujets se déchaînent et
surtout ceux qui, de nature, se soulèvent à n’importe quel propos ; (…) le
gouvernant devient sujet, les sujets gouvernants. » (In Flaccum).
En 39, Flaccus est destitué et supplicié : Caligula le soupçonnait
d’intriguer. Mais la situation des Juifs ne s’arrange pas pour autant : on
leur interdit l’accès aux synagogues et ils sont déchus de leurs droits
civiques.
Les Juifs
d’Alexandrie se constituent alors en ambassade, dont Philon prend la tête, pour
rencontrer Caligula. Un parti grec antisémite, ayant pour chef de file Apion,
fait aussi le voyage à Rome. Philon, déjà âgé, et la légation juive essaient de
rencontrer Caligula : ils le suivent de Rome à Dicéarchie, puis de villa
en villa en attendant d’être convoqués. Flavius Josèphe rapporte que Philon ne
devait essuyer que des outrages
(« Antiquité judaïque », XVIII, 260)
.
Conseillé par
l’entourage égyptien bien en cour, ennemi des Juifs, Caligula envisage d’ériger
sa statue dans le temple de Jérusalem. Il faudra l’intervention du roi juif
Agrippa pour que Caligula semble renoncer pour un temps à son projet. Mais il
récidive bientôt, en ordonnant la construction d’une statue à Rome qu’il aurait
l’intention de transporter à Jérusalem. Il projetait de l’élever dans le Temple
en faisant coïncider son érection avec la date des cérémonies de sa déification
qu’il pensait présider à Alexandrie. Ce sera la soudaine nouvelle de la
mort de Caligula (en 41) qui, d’après Flavius Josèphe, empêchera le massacre
des Juifs, prêts à se révolter contre les prétentions de l’Empereur. En 41,
Claude est empereur et, plus «nuancé» dans son antisémitisme, il interdit aux
Grecs de persécuter les Juifs. Toutefois, il rappelle à ces derniers qu’ils ne
sont plus citoyens d’Alexandrie et ne peuvent donc prétendre à la citoyenneté romaine.
C’est ce même Claude qui chassera les Juifs de Rome en 49.
Il nous est
impossible de préciser la date de la mort de Philon. On présume qu’il écrivit
ses dernières œuvres après la mort de Caligula, donc après 41. On avance qu’il
serait mort vers 53, vers l’âge de 65-68 ans.
Cette brève
biographie de Philon d’Alexandrie permet de rendre hommage à un grand penseur
juif dont les écrits ont certainement influencé les Chrétiens alexandrins et
aussi de préciser le contexte dans lequel va naître l’Eglise alexandrine dont
on pense qu’elle fut l’une des plus anciennes. Il ne faut pas oublier que les
Judéo-chrétiens trouvaient leur place dans la synagogue et qu’ils durent, eux
aussi, subir les actes antisémites perpétrés par les Grecs. Nous voyons que ces
actes barbares ne sont pas l’apanage du 20ème siècle et qu’ils
ressemblent à s’y méprendre aux actes méprisables perpétrés par toutes
idéologies antisémites qu’elles soient anciennes ou modernes. Enfin, l’Apôtre
Paul et Apollos furent à peu près contemporains de Philon, en ces temps
troublés, et ils commencèrent leur ministère quelques années après sa mort.
Paul devait avoir à peu près 36 ans à la mort de Caligula et il approchait la
cinquantaine à la mort de Philon. J’ai supposé, plus haut, qu’Apollos fut élève
de grand maître juif d’Alexandrie. Quant à l’auteur de l’Epître aux
Hébreux, certaines de ses idées rejoignent celles de Philon. C’est
en tant que porteur de cette pensée judéo-hellénistique, reprise et élargie par
la pensée des chrétiens d’Alexandrie, que cette épître est vraiment originale.
La
pensée de Philon est non seulement complexe, mais influence, nous le verrons,
une partie du Second Testament. Pour Philon, il est impossible de connaître Dieu.
L’homme, par sa chute, est limité à sa petite sphère terrestre. Mais comment en
est-on arrivé là ? Au commencement Dieu, dans sa sagesse parfaite, va
créer le monde. Ce monde, Philon l’appelle, selon les principes stoïciens, la
Grande cité et la construction de cette Grande cité est aussi parfaite que la
sagesse de Dieu. Mais l’homme chute et cette chute pervertira le «quartier» du
monde qu’est la terre et elle déstabilisera le milieu terrestre.
Pour remettre
de l’ordre dans ce chaos, il faudra une loi qui s’applique non seulement à la
terre mais aussi à l’ensemble du monde, à la Grande cité. C’est la Loi
qu’écrira Moïse, le sage accompli. Mais avant que Moïse ne la compile, elle
existait à travers des personnages exemplaires, vraies lois vivantes :
Abraham, Isaac, Jacob et Joseph. Ces hommes, pour Philon, ont atteint la
perfection par l’étude et la pratique et ils se sont réalisés comme la vertu
voulue par Dieu. Seul Joseph serait un peu inférieur aux trois autres
patriarches car il représente la politique et la nécessité des responsabilités
que doit prendre le sage envers la société humaine
.
Après ces lois vivantes, lois naturelles perçues par le seul exemple, Moïse va
universaliser la Loi divine en la rédigeant. Et Israël en sera le peuple témoin
(élu). Les Dix commandements (ou Décalogue) apparaissent comme le fondement de
cette Loi et Philon rangera, sous chaque commandement, toutes les prescriptions
dispersées dans le Pentateuque. Philon pense que les cinq vertus chères aux
stoïciens : la piété, la sagesse, la justice, le courage et la tempérance,
sont traitées dans la Loi mosaïque et contenues, tout entières, dans le
Décalogue.
Quant à la
justice et au courage, ils sont aussi dans la loi de Moïse mais ne forment pas
de codes précis. Nous l’avons dit, Philon mettra sous la rubrique justice, le gouvernement en temps de
paix et, sous celle du courage, le
gouvernement en temps de guerre. Ceci dit, Philon en aurait fini de sa
réflexion, si la chute de l’homme n’avait pas dégradé la terre en y mettant le
désordre et le mal. Il proclame alors que lorsque les Juifs reviendront à leur
fidélité à Dieu, celui-ci leur enverra une «forme surhumaine» qui rassemblera
son peuple de la dispersion, le délivrera, lui donnera l’empire sur un monde
enfin soumis à la loi divine. Le monde, ainsi restauré des conséquences de la
chute, retournera à l’état parfait qui est celui de l’image de Dieu.
La vision
allégorique de Philon est un peu complexe à décrypter. D’après son
enseignement, l’homme terrestre symbolise l’union de l’intelligence et des sens
au niveau du vécu. Cette union compose l’âme de l’individu. De plus, Dieu a mis
en l’homme une semence de vertu indestructible, semence qui va croître jusqu’à
ce que se forme la justice dans l’âme humaine et jusqu’à ce que se développe la
sagesse comme plénitude libératrice de l’âme. Or la sagesse est l’attribut
essentiel de Dieu. Philon appelle cette sagesse le logos ou la « parole » (certains traduisent logos par « raison » - E.
BREHIER). Et ce qui caractérise le logos, c’est l’unité. L’Evangile de Jean
n’est pas loin… Ainsi, grâce au logos
- semence indestructible de Dieu en l’homme - cet homme, qui était pour
lui-même un inconnu à cause de la chute, va pouvoir développer l’exercice
vertueux de la justice. Il sera, dès lors, possible à la sagesse, semence du
Dieu un, de développer la connaissance qu’il pourra avoir de lui-même. Et cette
connaissance de lui-même permet de retrouver une image de Dieu libérée et
réalisée. Ce qui pour Philon est liberté et vie réelle, engendrées par la
sagesse divine, pouvait être perçu, par certains Chrétiens alexandrins, comme
le salut.
Il faut
admettre que cette conception fera problème dans l’Eglise primitive et on
comprend pourquoi l’Apôtre Paul montera sur ses grands chevaux : pour lui,
le fondement de la foi et la réalité du salut, c’est Jésus-Christ et non la
sagesse. Or il pourrait sembler qu’Apollos ait laissé percevoir, dans son
enseignement, une conception du logos qui fasse de Jésus-Christ l’incarnation
de la sagesse et que ses disciples n’aient retenu, de cette conception, qu’une
sagesse, tout humaine, permettant de vivre une liberté de large interprétation
spirituelle et éthique. Peut-on penser, en l’occurrence, que Paul ait connu la
pensée de Philon ? Nous mésestimons, hélas, la circulation des idées qui
pouvait avoir cours au premier siècle de notre ère. Le brassage des croyances,
des philosophies et des éthiques entre l’Orient et l’Occident était foisonnant.
Pour affirmer ses idées et convaincre, Paul, lui-même, s’est servi des idées
juives, grecques, gnostiques, et autres, mais il les a adaptées à la
particularité de son message. Je ne vois pas pourquoi, il n’aurait pas pris et
adapté certaines idées philoniennes, connues dans le milieu juif hellénistique,
pour étayer son argumentation. En tout cas, ces idées ne semblent pas lui être
étrangères.
Toutefois, il me semble que Paul ne fut pas très à l'aise face à la pensée philonienne et ses interprétations christianisantes que pouvait en faire l'alexandrin Apollos. Il semble, d'ailleurs, que les deux hommes se sont soigneusement évités et Paul, grand voyageur s'il en fut, ne mit jamais les pieds à Alexandrie et, à notre connaissance, il ne les mit jamais en Afrique.